[Archives C4 - n° 167/168 - mai/juin 2008]
Quand on prend son café au petit dej’ et qu’on entend, à la radio, Jan Jambon, le gars qui est quand même ministre de l’intérieur et en même temps pas mal à droite sur l'échiquier politique, alors qu’il y a des blindés qui patrouillent dans une Bruxelles en quasi état de siège, on se dit qu’il faudrait penser la situation. Et vite.
Pourtant au-delà de ce sentiment d'urgence (et de noyade aussi, un peu) on le sait : il ne faut pas confondre vitesse et précipitation. Parfois, il est préférable de se montrer patient, de prendre du recul et pourquoi pas, de relire ses archives.
En 2008, nous étions déjà plus ou moins en guerre contre le terrorisme et C4 publiait un dossier intitulé « La peur ». Voici quelques textes qui en sont extraits, histoire de nous montrer que ce qu’on appelle aujourd’hui “mesures exceptionnelles” peuvent aussi s’envisager comme l’aboutissement d’un processus politique enclenché il y a déjà belle lurette...
Longtemps, l’homme vécut écrasé sous la terreur que lui inspiraient les forces de la nature. Les rationalités magico-religieuses, puis techno-scientifiques, n’ont pu que partiellement exorciser ses peurs. Notre société occidentale, fortement inspirée par le christianisme, s’est construite sur la peur. L’éducation de ses enfants est ancrée dans le manichéisme et le châtiment n’est jamais bien loin. Sans doute les sciences de l’éducation s’évertuent-elles à aiguiser l’esprit critique des plus jeunes, à les amener à faire des bons choix, grâce à la compréhension qu’ils peuvent avoir du bien et du mal. Il n’empêche, il n’est pas facile de se défaire d’une angoisse si savamment entretenue.
Dieu s’est trouvé des alliés, parmi les médecins d’abord, profession spécialisée dans la fabrication de la peur et que certains appellent « the anxiety makers ». Et à l’instar des médecins, des spécialistes de tout bord ont tendance à exploiter nos peurs pour défendre leurs théories, améliorer leurs assises, développer leur pulsion de vie et relativiser leurs propres angoisses. L’Etat s’est évertué à remplacer le clergé et ses experts appointés cherchent à valider la thèse selon laquelle l’individu contemporain serait un perpétuel gestionnaire de l’incertain, doublé d’un vigilant contrôleur de soi et des autres.
Peur du sexe, des maladies, de la violence, des graisses et du cholestérol : la peur fait vendre, et la consommation des baumes de la machine productiviste nous promet l’immortalité, ou presque. Plus en amont de la chaîne, elle fait aussi travailler. Nos angoisses diffuses s’enkystent sous l’effet des figures emblématiques qui nous sont servies comme une soupe à la grimace : hier, la sorcière, le Juif, aujourd’hui, les drogués, les pervers, les poseurs de bombes. On légifère beaucoup par la peur, très peu contre.
Cela même qui devait la refouler l’a instillée un peu plus dans les consciences : depuis l’accélération de ses mutations au siècle dernier, la science est devenue une des causes de la peur de l’homme moderne. En révélant une puissance de caractère total, elle dit à l’homme qu’il ne peut s’en prendre qu’à lui-même.
N’est-ce pas, en définitive, à la source de la liberté humaine que s’abreuve la peur ?
Au niveau physiologique, il existe deux « routes » par lesquelles un stimulus externe génère une réaction de peur : une route courte, rapide mais imprécise, passe directement du thalamus à l’amygdale, tandis qu’une route longue, lente mais précise passe par le thalamus, le cortex et éventuellement l’hippocampe avant d’atteindre l’amygdale, organe essentiel au décodage des stimulus menaçants pour l’organisme.
Par exemple, si vous marchez en forêt et que vous entrevoyez, à vos pieds, une forme allongée enroulée sur elle-même, cette forme aux allures de serpent va, en passant directement du thalamus à l’amygdale, très rapidement déclencher des réactions physiologiques de peur très utiles face au danger. En même temps, ce stimulus visuel va aussi, depuis le thalamus, parvenir au cortex qui, grâce à sa faculté de discrimination, réalisera quelques fractions de seconde plus tard que l’objet de votre alarme n’était qu’un vieux bout de caoutchouc… Vous en aurez été quitte pour une bonne frousse. Précisons que l’hippocampe joue également un rôle important en nous renseignant sur le contexte ; ce système de mémoire explicite enregistre, lors d’un traumatisme par exemple, différents aspects de l’événement (lieu, date, présence de tiers, caractéristiques diverses…). Ainsi, c’est grâce ou à cause de lui que non seulement un stimulus peut devenir une source de peur conditionnée mais également les objets autour, la situation, le lieu…
Les manifestations de la peur sont nombreuses et diversifiées selon les individus. La première phase de peur, dite phase de choc, se caractérise par l’inhibition de toute action, pendant que l’on évalue la menace. Cette phase est la phase de stimulation de l’amygdale, qui va secréter de l’adrénaline et d’autres neurotransmetteurs qui vont activer le système nerveux sympathique (il dilate les bronches, accélère l’activité cardiaque et respiratoire, dilate les pupilles, augmente la sécrétion de la sueur et la tension artérielle, diminue l’activité digestive…). Notre réponse va être plus ou moins intense et fréquente selon notre capacité de réaction à ces substances. Dans le meilleur des cas, elle nous place sous une tension stimulante qui va renforcer notre acuité mentale. À l’inverse, certaines personnes seront complètement paralysées et perdront tous leurs moyens. Alfred Brauner, dans son livre Ces enfants ont vécu la guerre de 1947, constate ainsi que les manifestations de la peur « se traduisent chez certains par des cris, des hurlements, une agitation intense. Chez d’autres, par des tics, des bégaiements, de l’amnésie, de l’insomnie. Certains plus calmes en apparence sont plus troublés intérieurement. D’autres, enfin, apparaissent insensibles. » Chaque individu réagit différemment à la peur. C’est principalement l’intensité des sécrétions qui va déterminer les conséquences pour l’organisme. D’autres facteurs entrent en ligne de compte : l’imagination (qui influe sur la perception du danger) ; la composante génétique (facteurs héréditaires) ; l’environnement social (culture, médias, dans le cas d’un enfant l’anxiété et la surprotection des parents …) ; les hormones (la puberté, la maternité et la ménopause provoquent des bouleversements hormonaux chez la femme qui vont renforcer l’anxiété et donc la capacité à développer des sentiments de peur)… Par ailleurs, nous ne sentons l’intensité de ces effets physiologiques qu’une fois le péril écarté; c’est au moment où nous prenons conscience du danger auquel nous avons fait face que nous sentons nos genoux trembler, notre peau moite…
Les comportements induits par la menace peuvent être rassemblés dans le diptyque « fuir ou lutter » : si la menace se confirme, on tentera de fuir ou de se cacher ; si la confrontation devient inévitable, la lutte est l’ultime option pour tenter de défendre l’intégrité de son organisme. Dans ce cas, l’organisme est capable d’atténuer la sensation de douleur face au danger, phénomène bien connu des soldats au combat qui permet de concentrer nos énergies là où il y a priorité.
Cependant, il existe une dernière hypothèse : celle où il n’est possible ni de fuir ni de lutter. Cela aboutit alors à la soumission et à l’acceptation du statu quo. Du point de vue de l’organisme, cela consiste à mettre en jeu ce qu’on appelle le système inhibiteur de l’action (SIA) ; ce dernier est utile en fonctionnant de façon épisodique, dans les cas où toute action ne ferait qu’empirer la situation. Malheureusement, dans nos sociétés basées sur la compétitivité, nombreuses sont les personnes qui activent de façon chronique ce circuit pour éviter des représailles. L’inhibition de l’action n’est alors plus une simple parenthèse adaptative entre des actions d’approche ou de retrait, mais une véritable source d’angoisse. Ce mal-être va peu à peu miner la santé de l’individu, car les conséquences négatives de l’inhibition de l’action sont nombreuses et ont été abondamment décrites : dépression, maladies psychosomatiques, ulcères d’estomac, hypertension artérielle sont les plus évidentes. Mais des dérèglements génétiques plus graves comme les cancers et l’ensemble des pathologies associées à une diminution de l’efficacité du système immunitaire sont aussi susceptibles de découler de l’activation prolongée du SIA. Moralité : ne pas attendre le cancer pour fuir ou lutter!
Albert, un petit bébé de 11 mois, fut placé sur un matelas avec un rat blanc de laboratoire en 1920, dans le laboratoire du professeur John B. Watson, aux États-Unis. Au début, il fut autorisé à jouer avec, et ne montrait aucun signe de crainte. Comme tous les petits enfants, il tendait maladroitement les mains vers le rat et gazouillait tranquillement. Un peu plus tard, Watson et son assistante – qu’il épousa par la suite – se mirent à taper violemment sur une barre de fer avec un marteau, produisant un son brutal, dès que le bébé touchait le rat. Albert, très choqué, pleurait et semblait effrayé en entendant le son. Après plusieurs répétitions de l’expérience, on présenta alors le rat seul à Albert, qui montra des signes de grande agitation dès que le rat fut dans la pièce et, pleurant, tenta de s’en éloigner autant que possible. Apparemment, le bébé avait associé le rat au son, donc à une expérience pénible. Malheureusement, l’association semble avoir été un peu plus loin que le souhait de nos amis expérimentateurs. Suite à l’expérience, Albert n’avait pas seulement peur des rats mais aussi des lapins (y compris de couleur sombre), des chiens à poils longs, d’un manteau en peau de phoque et même d’un masque de Père Noël à longue barbe… On ne sait rien de sa vie ultérieure, mais espérons pour Albert et ses éventuelles futures compagnes que sa phobie du poil n’aura pas pris des proportions excessives. Il semble que l’on puisse faire désapprendre une peur apprise en exposant le sujet de façon répétée à l’objet de son appréhension.
La fuite est une stratégie possible de réponse à la peur. Mais aujourd’hui, la mondialisation limite cette possibilité car il n’y a plus d’extérieur où se réfugier. Les risques deviennent des risques internes, globaux, systémiques, qui nous hantent parce que nous n’arrivons pas y échapper. Nous devons apprendre à vivre avec ces risques car leurs conséquences se paient au prix fort : libertés individuelles et relations sociales pâtissent de cette contagion.
La perception du risque, puissamment entretenue par les médias, génère des peurs qui doivent trouver à se résoudre, entre autres, sur le plan politique. La peur des accidents industriels, des guerres, des conséquences écologiques des activités humaines et de l’insécurité économique, par exemple, pourrait trouver des réponses politiques susceptibles de la désamorcer ou au moins de la contenir. Mais les gouvernements européens y répondent plutôt en installant des dispositifs de surveillance des individus1, en envoyant des troupes en Afghanistan, en privatisant des services publics qui deviendront souvent plus chers, en laissant détruire des quartiers d’habitation pour en faire des bureaux, en finançant la recherche sur des OGM agricoles aux conséquences écologiques désastreuses… le tout en allant se frapper la poitrine lors de grand-messes médiatiques pour « sauver la planète » : est-ce bien utile ? Si l’idée était d’approfondir les causes de la peur, c’est réussi. Si l’objectif était de rassurer, en revanche…
La peur est aussi un cercle vicieux à l’échelle personnelle. Par exemple, notre individualisation contemporaine est potentiellement angoissante, et cette angoisse s’auto-perpétue. En effet, notre vision de nous-mêmes comme « centre décisionnel », « lieu de choix » tend à nous responsabiliser individuellement toujours davantage, ce qui, en retour, suscite une crainte de l’échec individuel. Nous sommes confrontés à des décisions qui auront un impact sur notre vie et, si tout ne se passe pas comme prévu, nous percevrons ces échecs comme des échecs personnels là où auparavant nous les aurions considérés comme de simples « coups du sort »… ou, pour ceux qui n’ont pas encore oublié que l’homme est un animal social, comme la conséquence de logiques collectives dépassant les marges de manœuvre individuelles.
La tension née de cette nécessité de performance individuelle diffuse des attitudes de condamnation morale à l’encontre de ceux qui échouent, ou prennent leurs distances, avec ce registre de l’hyperresponsabilité individuelle («c’est de sa faute, il n’avait qu‘à travailler »). Ce qui renforce la pression pour tout le monde. De plus, cette tension se renforce à mesure que les injonctions auxquelles l’individu est soumis sont contradictoires. Par exemple, dans les entreprises, le discours managérial sur le travail diffère de celui qui est réellement vécu par les salariés, qui ne se voient ainsi jamais reconnus dans la réalité de ce qu’ils font2. Ou encore, on impute à des individus la responsabilité de problèmes collectifs (un cadre sera menacé de licenciement si l’équipe qu’il dirige n’atteint pas ses objectifs). Cette violence et cette injustice structurelles créent un sentiment de peur diffus.
Cette peur devant l’échec individuel est un moteur puissant, qui implique la mise en place de stratégies défensives contre la souffrance. Comme toutes les agressions, la peur peut aboutir à des comportements de fuite, de lutte et de soumission3.
La soumission consiste à inhiber ses actions de façon à laisser l’initiative à la personne qui nous domine. Au travail, les stratégies de soumission deviennent vite, s’il n’y a pas de reconnaissance du véritable travail accompli, des stratégies défensives du silence, de la cécité et de la surdité : chacun finit d’abord par se préoccuper de « tenir », en ayant recours le cas échéant à des produits (tranquillisants, dopants…) qui permettent de prolonger l’endurance et la résistance. Avec tous les risques pour la santé que cela comporte ! Mais il y a d’autres modes de soumission : le zèle, la flatterie, le refuge dans des comportements stéréotypés/conformistes… On peut même parler de soumission librement consentie1 dans le cas d’un procédé de persuasion donnant l’impression aux individus concernés qu’ils sont les auteurs de certaines décisions; il existe ainsi des méthodes de vente directe qui utilisent l’affirmation répétée à l’acheteur potentiel qu’il est libre d’acheter ou non un objet, tout en l’amenant par un effet d’entonnoir à approuver cet achat par une succession de questions/réponses préparées. L’acheteur potentiel finira par acheter par simple volonté de donner une cohérence à ses propres réponses.
Fuir, oui, mais où ? Au travail, il est malaisé de quitter son emploi sans garantie d’en retrouver un autre quand, comme la plupart des gens, on est pauvre et/ou endetté et qu’on n’a pas de compétence rare et recherchée. Dans la vie, on ne peut facilement fuir certains engagements : une femme, des enfants, des responsabilités importantes. Il reste malgré tout possible de s’enfuir un peu en partant en vacances, en regardant la télévision, en prenant des substances psychotropes, en se retirant du monde social, en mentant… Certains partent quand même, abandonnent tout et tentent de se refaire une nouvelle vie ailleurs. Plus légèrement, fuir peut aussi passer par la procrastination (remettre au lendemain), la mise à distance (se protéger derrière un dispositif comme un appareil photo, une caméra, un bloc-notes… possibilité bien connue des journalistes, particulièrement en temps de guerre)…
Côté lutte, la panoplie est vaste. Dans le cadre de son travail, cela peut commencer par revendiquer et obtenir un certain contrôle sur le contenu et les conditions d’exécution de son activité. La négociation, la dérision, sont des façons de lutter. Citons encore la contestation, la critique, l’affrontement verbal, la grève du zèle, l’activité politique ou syndicale, le sabotage… et, bien sûr, l’affrontement physique pur et simple.
Malheureusement, cette peur a aussi pour conséquence l’affaiblissement important des revendications collectives depuis une vingtaine d’années : la précarisation du travail (individualisation des performances, mise en compétition des salariés entre eux, affaiblissement du droit du travail…) a pour effet d’intensifier celui-ci et d’augmenter la souffrance subjective, ce qui neutralise la mobilisation collective. Le malheur d’autrui, non seulement « on n’y peut rien », mais sa perception même constitue une gêne ou une difficulté subjective supplémentaire qui nuit aux efforts d’endurance. La misère du monde, d’accord, mais à la télé et si possible exotique ou pittoresque.
De plus, la peur finit par décourager toute prise de risque. C’est grave, quand on sait qu’entamer une relation amoureuse, par exemple, est aussi courir le risque d’être déçu et blessé. Dans un ordre d’idée voisin, un journaliste belge, Mehmet Koksal, a cessé de publier son blog suite à des pressions de la part de son entourage, qui supportait mal ses prises de position et les menaces et les insultes qui en découlaient. Il aurait été moins risqué pour lui, dans ce contexte, d’être seul… C’est ainsi que la peur de l’échec individuel tend à favoriser l’isolement, qui, lui-même, est facteur d’anxiété. On n’en sort pas !
Or, le contexte social dans lequel nous vivons n’est pas une fatalité. Nous avons tous le pouvoir d’agir sur ce contexte. Nous pourrions préférer nous faire confiance, essayer de trouver de nouvelles façons de vivre ensemble sans sacrifier nos conquêtes de liberté. Il n’est d’ailleurs pas question ici de lutter contre le risque lui-même, qui est aussi une contrepartie de la liberté humaine, mais de le rendre supportable et acceptable. Cependant, pour être efficaces, les actions que nous devons mener ne doivent pas être qu’individuelles. Jusqu’où devrons-nous nous éloigner les uns des autres ? À quoi bon ?
« Le Conseil de l’Union européenne a adopté, le 13 juin 2002, une décision-cadre relative à la lutte contre le terrorisme. La Belgique a transposé cette décision-cadre (…). Des Etats ont mis, et mettent encore, en place des procédures judiciaires d’exception pour juger les individus présumés terroristes. (…) En outre, un arsenal policier touchant l’ensemble des citoyens, en ce compris les personnes qui ne sont pas soupçonnées de faits de terrorisme, se développe dans la précipitation, notamment par l’utilisation de moyens portant atteinte à la vie privée. (…) La guerre contre le terrorisme a ainsi servi de justification aux Etats occidentaux pour adopter une série de lois encore plus restrictives censées y contribuer. On en arrive également à faire de chaque citoyen un criminel en puissance. Trop souvent, les Etats profitent du fait terroriste pour se doter d’un arsenal juridique large leur permettant en fait de réprimer toute forme de contestation politique. (…) Ils sont aidés en cela par le caractère sciemment vague de la définition du terrorisme (…). En outre, ce mouvement entraîne également une augmentation du contrôle social sur l’ensemble des citoyens. » (Rapport annuel du Comité de vigilance en matière de lutte contre le terrorisme (Comité T), LDH, année 2007)
Il y a deux ans, un article de quotidien attire mon attention : « GI Joe enlevé par des terroristes ». Des terroristes menaçaient en effet d’égorger un soldat américain qu’ils avaient enlevé, photo du kidnappé à l’appui… Jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’il s’agit d’une poupée type GI Joe grandeur nature. N’empêche, ils ont bien failli semer la panique ! Les esprits ont été tellement bien préparés à gober du terrorisme, qu’on pourrait leur faire croire n’importe quoi.
Ces esprits sont les nôtres. Sous prétexte de terreur, on leur aura tout infligé sans qu’ils s’en plaignent : restriction des libertés individuelles, guerres préventives, suspicion (accrue) à l’égard des allochtones, renvoi brutal de ceux-ci, durcissement des frontières et le reste. Et plus légèrement, pour le commun des mortels : «check-in » interminables, déchaussement intempestif, privation d’eau et de parfum dans les avions ; privation de feux d’artifice de fin d’année ; privation de poubelles dans les moyens de transport internationaux et bientôt nationaux (Noël 2007)…
Tout est dans le mot : terreur. Répandez la terreur d’une façon ou d’une autre et vous faites du terrorisme ! Et si la réponse est de multiplier cette peur, vous servez la cause. N’oubliez pas l’expérience du petit Albert (voir article p. ?) : à force d’associer un objet, même anodin, à une perception terrifiante, cet objet devient source de terreur sans même avoir provoqué une action. Si cet objet est le barbu et que les informations qui l’accompagnent sont horribles, il aura tôt fait d’associer ces deux informations. Alors expliquez-moi pourquoi ces messieurs du gouvernement bardés de diplômes s’emploient tant et si bien à rappeler au peuple qu’il est sous menace terroriste… ? Pour associer son image à celle du sauveur ?
Trois contrôles à Dubaï, trois fois enlever mes chaussures, et acheter, jeter les bouteilles d’eau qu’on ne peut désormais plus emporter. Transfert à Londres : une file immense, sans avoir pu quitter la zone transit de l’aéroport. Puis, à nouveau, trois check-in, plus d’une heure passée en contrôles divers. Tout objet pourrait être suspect : un jour on m’a même confisqué une pompe à vélo en plastique.
Je ne suis pas sûre que ce monde soit tellement plus dangereux que celui d’hier où un seul contrôle suffisait. Mais à force de paranoïa et de guerres injustes, l’un nourrissant l’autre à l’envi, il pourrait bien le devenir. L’opinion publique ne s’est jamais sentie aussi insécurisée que depuis que l’on renforce les «systèmes de sécurité ». Et paradoxalement, elle cultive la satisfaction de la multiplication des contrôles, des polices, des caméras, des alarmes.
Dans l’avion, je lisais un dossier sur le cancer dans un journal anglais. En long et en large les nouveaux et anciens traitements, aussi divers que coûteux, y étaient développés. Sur les dix pages consacrées à la question, pas une ligne sur les causes de la maladie ! Tant d’argent dépensé en études sur le cancer pour ne parler que des traitements ? Dévoiler les origines du mal serait-il moins « profitable » que de chercher des remèdes curatifs ? Si, une des nombreuses causes est connue et cent fois reconnue : la cigarette. Et désormais tous les doigts sont pointés vers les fumeurs qui se voient taxés, chassés, interdits, accusés de complicité de meurtre et de tous les maux. Qu’en est-il des gaz d’échappement des automobiles ? Des pesticides? De la pollution électromagnétique ? Mais revenons-en à nos moutons et à leurs peurs.
Alerte 4 et « plan vigilance » dans la capitale. Les transports et le pays sont en émoi. Feu d’artifice national de nouvel an : annulé. Quatorze personnes arrêtées (des « islamistes ») et bientôt relâchées, des amateurs tout au plus. Tout ce dispositif national à la suite de « signes inquiétants » de la préparation de l’évasion d’un aspirant terroriste, l’ex-footballeur Trabelsi, qui n’a jamais réussi à poser une bombe où que ce soit. Mais de cette façon, les Belges aussi auront eu leur petit sketch terroriste de Noël…
Arrivée dans la gare, la tension monte. Des militaires en uniforme, mitraillettes au poing nous accueillent. Je me sens mal, comme sous le joug d’un danger imminent. Je cherche une poubelle. « Mademoiselle, mais elles sont bloquées depuis longtemps… Plan Vigipirate contre le terrorisme ». Dans le train, idem, les poubelles ont tout bonnement été enlevées (même les toutes petites !). Je finis par abandonner les déchets que je traînais avec moi depuis plusieurs heures… Tant pis pour la vieille qui glissera sur mes peaux de banane.
Personne n’a l’air dérangé par ces restrictions : « Moi, ça me rassure, je préfère ça qu’exploser !», me rétorquait une bonne dame. Les faits nous donnent pourtant peu de possibilité de se faire péter des œuvres de sanguinaires terroristes. A moins d’intégrer les troupes de l’axe du bien en Irak ou en Afghanistan. Mais si l’on veut se donner les meilleures chances d’avoir une mort rapide et accidentelle, le mieux est encore de prendre le volant (1089 morts de la route en Belgique en 2005). A quand les «check-in » pour mauvais conducteurs ?
Attendant un ami qui revenait de Londres à la Gare du Midi, je tentais de rejoindre les quais pour l’accueillir au mieux. Après avoir cherché vingt minutes, je compris que les « terminaux » étaient derrière ces épaisses vitres (blindées ?) et qu’il fallait passer un véritable «check-in » pour rejoindre les quais. Quels prétentieux, ces Anglais, sont-ils tellement riches et intéressants que le monde entier les envie ?
Pour rentrer dans cette grande base militaire qui abritait tant les militaires Nord-Américains que leurs familles, il fallait passer un important dispositif de sécurité. Pour voler vers les Etats-Unis également. Le « terrorisme islamiste» n’avait pas d’écho à l’époque, la guerre froide vivait ses dernières années. Je n’étais alors qu’une ado, mais je constatais du côté américain ce besoin énorme de se sentir sécurisé. Depuis, nous sommes devenus « tous des Américains ».
Certains ont peur de mourir, d'une souris ou encore de dormir dans le noir, alors que d'autres craignent de manquer d'argent ou de rester coincé dans l'ascenseur. On peut redouter de croiser un fantôme, de périr par asphyxie ou de perdre son emploi mais prendre l'avion avec légèreté ou se balader seule la nuit, sans angoisse. Les peurs sont variées et leur combinaisons aussi multiples que les individus qui les portent. Tout comme sont distincts les moyens de les contrer. Elles sont activées par divers facteurs comme les expériences passées, souvent enfantines, l'environnement mais surtout notre imaginaire. Morceaux choisis des plus grandes peurs.
Anne : On n’a de cesse de se moquer de mon père qui finit toujours les assiettes ainsi que les fruits tachés, le jambon qui vire de couleur et les yaourts périmés depuis quinze jours. Il lui est insupportable de jeter de la nourriture : il a connu la guerre enfant et il lui reste cette peur de manquer de nourriture. Il a été à bonne école, ma grand-mère remplissait sa cave de paquets de sucre, de lessive, de conserves et autres denrées de base non périssables si des temps mauvais devaient revenir, même quarante ans après la fin de la guerre. À sa mort, on a trouvé, encore emballés, tous les cadeaux que nous lui avions faits pour les fêtes des mères, anniversaires, noëls et autres célébrations. Cela pourrait toujours servir, imaginait-elle, mais la grande occasion ne s’est jamais présentée. Je n’ai jamais connu ma grand-mère qu’en tablier et les robes offertes quinze ans plus tôt ont été bonnes pour les déguisements quand elle est morte. Après la guerre, elle n’a sans doute manqué de rien, mais s’est contentée de vivre juste au-dessus de la pénurie qu’elle redoutait tant. Et puis, quand je rentre chez moi après les courses et que je trouve dans les placards trois exemplaires du même produit que je viens de ramener, tout ça sans m’en rendre compte, je me dis qu’on n’est pas sorti de l’auberge ! Je ne supporte pas ne pas avoir sous la main de quoi bouffer largement. Alors désormais, je fais des listes de courses, ou j’y pense à deux fois avant de mettre des denrées dans mon caddie pour ne pas finir sous les boîtes de conserves périmées !
Béa : Enfant, je riais de cette comparse africaine qui était en colonie de vacances avec nous et refusait obstinément de se baigner dans le lac sous prétexte des génies malfaisants qui y séjournaient. Cela me semblait … irrationnel et niais, mais pour rien au monde je n’aurais dormi en présence d’une araignée dans la pièce alors que cette enfant les prenait dans sa main. Irrationnelle moi ? Jamais, bien que ma mère m’ait toujours assuré que les petites bêtes ne mangent pas les grosses. Depuis lors, je tente d’apprivoiser cette répulsion en me rapprochant de plus en plus, je ne les tue plus, mais les mets dehors si ça devient trop dur. Mais j’ai quand même fini par partager ma chambre de nombreuses nuits avec ces bestioles. Cela est connu depuis quatorze siècles et par delà les mers, « fais peur au lion avant qu’il ne te fasse peur » (Omar Ibn Al-Khattab 1er).
Mohamed : En Tunisie, j’ai peur de tomber malade, car tu n’as pas de bonnes infrastructures et des bons médicaments, ça traîne, on ne te soigne pas, ou l’on te soigne mal. C’est l’idée de traîner une douleur qui me fait peur. En Belgique, c’est de mourir, pas la mort en soi, l’idée que comme je vis seul et que je peux m’isoler longtemps, alors peut-être que les gens commenceront à s’inquiéter de ne plus me voir après deux semaines. Je déteste l’idée que mon corps défunt reste là à pourrir dans la solitude. Pourtant je n’ai pas peur de rester reclus sans voir ni parler à personne pendant des semaines, mais bien celle d’imaginer mon corps mort abandonné.
Sonia : Ma plus grande peur, c’est de subir la violence physique comme un viol ou une agression. Ça doit paraître interminable comme souffrance. C’est sans doute d’avoir vu ma mère battue et qui ne savait rien faire, ni se relever après, au propre comme au figuré. Mais je ne crains pas le terrorisme, ni les attentats, ni la mort.
Tony : Je crains de perdre quelqu’un auquel je tiens suite à des causes extérieures. J’ai peur de devoir clore une relation sans être allé jusqu’au bout et sans l’avoir choisi. Je redoute cette sensation de ne pas avoir vécu ce que je devais vivre, d’avoir gâché ou raté quelque chose dans ma vie, d’être passé à côté. Il n’y a rien à faire contre cette peur, tu l’affrontes, elle est là.
Pablo : Je redoute de devenir infirme ou invalide, ma peur est celle d’être dépendant des autres. C’est parce qu’alors tu perds la maîtrise de ta vie, tu ne peux plus rien décider seul et faire en fonction de tes besoins ou de tes envies. Ton autonomie t’échappe et c’est très dur pour moi d’imaginer vivre cela. Ainsi, j’essaie d’avoir une certaine hygiène de vie pour me maintenir une bonne santé, je fais de l’exercice, je mange sain, …
Derik : Quand j’étais enfant, je me suis retrouvé sur le dos avec quinze enfants sur moi, lors d’un jeu. Je me suis vu mourir, j’étouffais. Cette sensation d’oppression me poursuit, même si je n’ai plus vraiment eu l’occasion de me retrouver sous autant de personnes.
Linda : Comme ça, ce qui me vient, une grande peur serait d’être enterrée vivante. Ce qui me fait flipper c’est le fait de mourir une deuxième fois, seule, d’asphyxie, six pieds sous terre, dans un cimetière, sans aucune chance que quelqu’un vienne me déterrer.
Boas : Ma plus grande peur, c’est celle du temps, les moments où le temps est présent sont ceux où je me sens le plus mal et le plus exposé. Si par exemple, tu me dis : “ j’ai quelque chose d’important à te dire, mais dans deux heures”, tu peux être sûre que ces deux heures seront horribles. Si je sens une chose, je redoute qu’on me laisse seul avec mon intuition, le temps devient alors plombé. Je déteste mariner et il n’y a rien à faire, ni pour accélérer le temps ni pour faire face à cette angoisse. J’imagine une scène caricaturale : un serial killer me kidnappe, je crois que je me bornerais à lui demander où on va, et ce qu’il compte me faire. Ensuite, c’est son problème. Le temps passé à ne pas savoir ce qui me pend au nez est plus affligeant que de savoir quelle cruauté il userait pour son plaisir. Je crois que ça vient du suicide de mon père. Il nous donnait des indices vagues mais suffisants pour élaborer un compte à rebours lancinant, le temps devenait une substance totale et nocive, un être voué contre moi. Le décompte s’est accéléré la veille de son suicide. Il nous a, à sa manière, salués. Il est venu nous voir chez ma mère, c’était exceptionnel, il a fait un cinéma, nous demandant ce qu’on désirait devenir et nous souhaitant d’y arriver. Le lendemain, il était mort. Le temps qui a précédé l’annonce de son décès n’était que dégoût et solitude. Je suis rentré de l’école, j’étais seul chez moi, avec les clefs de son appartement et le vacarme de mes questions. Mon frère est venu sonner à la porte, il m’a regardé, puis s’est enfuit. Ensuite, ma mère est arrivée et m’a annoncé la mort de mon père. La démesure du temps s’en est allée.
Cathy : Moi, j’ai peur du feu, précisément, d’être coincée dans un incendie, sentir cette douleur atroce et la mort qui te saisit. J’ai travaillé dans un service de grands accidentés, c’était terrible. Je m’en préviens en étant vigilante, en vérifiant l’électricité, les bougies, la cuisinière, etc., avant de partir ou de me coucher.
Line : J’ai une phobie des vers. Je crois que c’est parce que ça grouille partout et que ça mange les cadavres. D’ailleurs, je préfère qu’on brûle mon cadavre à ma mort. Un jour, je crois parce que j’utilise des produits bios, ma cuisine a été infestée de larves et puis de vers. J’ai cru péter un plomb, tu trouvais des vers partout, dans chaque paquet de nourriture, dans les recoins des armoires, sur les étagères, l’évier, et même sur le plafond. J’ai été hyper courageuse, je n’ai pas acheté une bombe chimique, j’ai pris un insecticide bio pour avoir meilleure conscience et en dépassant ma peur que ça soit moins efficace. Les vers sont bel et bien morts, mais il y avait leurs cadavres partout qu’il fallait ramasser. Le pire, c’était ceux qui étaient au plafond et qui ont commencé à se décoller et à tomber partout, sur la table, les sacs, la bouffe, même sur toi, l’horreur. J’ai tenu bon, j’ai vraiment dû maîtriser ma peur. Et une autre fois, mon petit ami a eu des vers dans les intestins, imaginer que ça grouillait dans son ventre me donnait la nausée, je devais vraiment lutter de toutes mes forces contre cette image pour réussir à le prendre dans mes bras et partager le même lit que lui.
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